Après avoir évoqué la pensée de Lucrèce née de la contemplation de la nature, nous proposons un passage de la communication de Mauro Lasagna lors des Journées universitaires de Hérisson (jui 2010)
Le jardin, un sujet philosophique.
D’après Sénèque, la contemplation de la nature prouve l’existence de Dieu, epist. 41, 3 :
Si tibi occurrerit uetustis arboribus et solitam altitudinem egressis frequens lucus et conspectum caeli ramorum aliorum alios protegentium <prouentu>summouens, illa proceritas siluae et secretum loci et admiratio umbrae in aperto tam densae atque continuae fidem tibi numinis faciet. Si quis specus saxis penitus exesis montem suspenderit, non manu factus, sed naturalibus causis in tantam laxitatem excauatus, animum tuum quadam religionis suspicione percutiet.
« Si tu arrives devant une futaie antique d’une hauteur extraordinaire, bois sacré où la multiplication et l’entrelacs des branches dérobent la vue du ciel, la grandeur des arbres, la solitude du lieu, le spectacle impressionnant de cette ombre si épaisse et si continue au milieu de la libre campagne te feront croire à une divine présence. Cet antre tient sur des rocs profondément minés une montagne suspendue ; il n’est pas de la main de l’homme ; des causes naturelles ont créé l’énorme excavation : le sentiment d’un religieux mystère saisira ton âme ».
Mais la description d’un tel paysage passe à travers l’image bien connue des parcs romains, où la beauté, la magnificence de l’ensemble et son caractère «naturel » sont créés par l’artifice, cf.specus… non manu factus. Et les lieux qui offraient aux hommes des plaisirs simples et purs, une représentation de l’âge d’or d’après Sénèque, ne sont que le contraire des jardins trop artificiels que Sénèque blâmait, epist. 90, 43 :
Non habebant domos instar urbium. Spiritus ac liber inter aperta perflatus et leuis umbra rupis aut arboris et perlucidi fontes riuique non opere nec fistula nec ullo coacto itinere obsolefacti, sed sponte currentes et prata sine arte formosa, inter haec agreste domicilium rustica politum manu : haec erat secundum naturam domus, in qua libebat habitare nec ipsam nec pro ipsa timentem.
« Ils n’avaient pas de maisons spacieuses comme des villes. Le grand air libre, circulant à ciel ouvert, l’ombre inoffensive d’un rocher ou d’un arbre, des fontaines limpides, des ruisseaux que n’avaient déshonorés ni travaux de maçonnerie, ni conduits, ni direction forcée, mais qui couraient à leur convenance, des prairies belles sans rocailles et, au milieu de tout cela, un agreste logis, chef-d’œuvre d’une main rustique : telle était la maison conforme à la nature, dans laquelle il plaisait d’habiter, sans la craindre et sans craindre pour elle ».
Le jardin est bien un moyen idéologique pour expliquer la pensée philosophique et pour donner à l’élève, Lucilius, des enseignements moraux, mais il devient aisément aussi un prétexte pour la diatribe. D’ailleurs, l’art des jardins et surtout l’amour des Romains riches et raffinés pour les jardins somptueusement élaborés par l’ars topiaria se prêtaient merveilleusement aux critiques des moralistes, possédant des traits qui sont souvent stéréotypés. Lucrèce, à l’intérieur de sa polémique contre le luxe, au commencement du livre 2, oppose la richesse surabondante des maisons à la vie simple et sûre du sapiens dans la nature[1], la « nature » étant décrite par les traits du jardin, par des vers qui sont les mêmes, très peu variés, que ceux que Lucrèce avait réservés aux hommes primitifs (cf. 5, 1392-1396), 2, 29-33 :
cum itaque inter se prostrati in gramine molli,
propter aquae riuom, sub ramis arboris altae, 30
non magnis opibus iucunde corpora curant,
praesertim cum tempestas adridet, et anni
tempora conspergunt uiridantis floribus herbas.
« [Il nous suffit de moins], étendus entre amis sur un gazon moelleux, au bord d’un ruisseau, sous les branches d’un grand arbre, de pouvoir sans grand frais nous donner du plaisir, surtout quand le ciel nous sourit, et que la saison brode de fleurs les herbes verdoyantes ».
Les parcs servaient aux riches propriétaires pour se promener et se relâcher. Dans la lettre 114 Sénèque blâme très sévèrement tous les aspects de la vie et de l’œuvre de Mécène : il suffit à Sénèque d’un seul mot, ambulauerit, pour critiquer de façon élégante, et aussi ironique, l’ampleur et la richesse des célèbres jardins de Mécène, epist. 114, 4 :
Quomodo Maecenas uixerit, notius est quam ut narrari nunc debeat, quomodo ambulauerit, quam delicatus fuerit, quam cupierit uideri, quam uitia sua latere noluerit.
« On connaît trop pour qu’il soit besoin à cette heure de la raconter, la façon de vivre de Mécène, son allure à la promenade, ses raffinements, son péché mignon – se faire voir –, sa répugnance à tenir cachés ses vices. »
[1] Pour le coté philosophique cf. Monet, Annick (éd.), Le jardin romain : épicurisme et poésie à Rome, Mélanges offerts à Mayotte Bollack, Actes du colloque « Philodème et Lucrèce : l’épicurisme et la culture littéraire à Rome au 1er siècle avant notre ère », Lille, septembre 2000, Villeneuve-d’Asq, Éd. du Conseil scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 2003 .
Mauro Lasagna (Académie Nationale Virgilienne, Mantoue)
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