A notre époque où le suicide, sous la forme de l’euthanasie ou du suicide assisté, apparaît aux yeux de certains comme une manifestation de la liberté individuelle, il nous semble intéressant de voir comment se posait la question du suicide dans l’Antiquité. Nous nous intéresserons aujourd’hui aux conceptions qui prévalaient dans l’Egypte ancienne, en nous appuyant sur la publication récente de Sydney Aufrère, dont Catholicae disputationes a fait précédemment une recension[1].
L’auteur établit un clivage entre la culture traditionnelle et la culture fortement marquée par la culture grecque.
Dans la culture traditionnelle, on contraint le criminel à se suicider. On veut éviter ainsi la souillure qu’entraînerait une exécution. Il semble que le suicide soit considéré comme la pire des sanctions à l’égard des criminels. Il représente la volonté d’écarter les individus nuisibles pour la société du corps social. Sous le règne des Ramsès III, les conjurés ayant participé à la conspiration du harem sont condamnés à mettre un terme à leur existence. On voit d’ailleurs la différence entre ceux qui devaient se suicider sur le champ et ceux à qui on accordait le privilège de se supprimer « à domicile ». Certains hiéroglyphes en disent long sur le désir de voir disparaître certains êtres nuisibles. Ces représentations sont des incitations magiques. Le hiéroglyphe, qui avait une vie propre, est susceptible de porter atteinte au propriétaire d’une tombe. Un cas de suicide préventif est décelable dans les déterminatifs de mots signifiant « défunt » ou ennemi » de façon que ces derniers ne viennent pas hanter les vivants. On sait que le déterminant définit la catégorie dans laquelle évoluent les mots. Les ennemis représentent des candidats au suicide par excellence : l’ennemi a vocation à abréger de lui-même son existence.
A cette conception ancienne s’oppose une conception récente fortement empreinte de la civilisation grecque.
Sydney Aufrère illustre son propos en évoquant quelques cas qui mettent bien en lumière cette empreinte.
Hérodote (II 129-130) rapporte une tradition selon laquelle Mykérinios s’éprit de sa fille et lui fit violence. Il s’ensuivit une série de faits tragiques : la jeune fille s’étrangla, sa mère fit couper les mains des servantes qui l’avaient livrée à son père, les statues représentant les servantes subirent le même sort. Son père l’ensevelit dans une vache. Or les relations incestueuses n’étaient pas considérées comme immorales dans l’Egypte ancienne. L’attitude de Mykérinios, qui se suicide, laisse à penser qu’il s’agit d’une concession à l’hellénisme (Voir le Mythe des Danaïdes). Ainsi « la fille de Mykérinios se comporte à la manière d’une héroïne grecque face à un tyran égyptien » (Aufrère, p. 286). Selon S. Aufrère, Hérodote pensait à la pendaison, mort maudite par excellence, sanctionnant les crimes d’inceste. En Grèce, il s’agit, en effet, de la punition que s’inflige la victime. Rappelons que ce supplice, comme dans d’autres civilisations indo-européennes, tend à faire en sorte que la personne suppliciée ne contamine pas le sol avec lequel elle n’a plus de contact.
Le suicide de Sésoôsis est relaté par Diodore de Sicile (I, LVIII). Selon S. Aufrère, ce récit de Diodore constitue le seul endroit de toute la littérature se rapportant à l’Égypte, où soit faite l’apologie du suicide d’un souverain. Après avoir surpassé ses prédécesseurs, le souverain, entré dans une phase de sénescence, décide de rejoindre le Léthé. Il était, en effet, atteint par la cataracte qui annonçait, pour les Egyptiens, la mort ou la sénilité. On a supposé, à tort, que ce passage serait une prise de position favorable au suicide royal. En réalité, il s’agit d’un texte qui pose, la problématique de la vieillesse et de la mort, d’une manière typiquement grecque : il est surtout question ici du respect dû au vieillard et aux misères du grand âge.
Le type de mort que choisit Nitocris s’oppose à la conception de la vie et de la mort en usage en Egypte. Nitocris disparaît dans l’incendie qu’elle a provoqué. Or, pour les Egyptiens, la disparition du corps par le feu empêche toute vie posthume et risque de condamner l’âme du consumé à une recherche perpétuelle de son corps. De fait, la condamnation au bûcher était une des peines les plus infâmantes. Elle était appliquée pour les femmes adultères, les parricides ou le blasphème contre Osiris.
Le suicide de Cléopâtre VII Théa est évidemment le plus connu du lecteur moderne. La mort revêt la forme d’un aspic dissimulé sous des feuilles dans une corbeille de figues. Il s’agit, en réalité, plus d’une mort théâtrale que d’un fait réel, mais il n’en demeure pas moins que l’aspic ou le cobra est l’animal susceptible d’infliger la mort la plus rapide et la moins douloureuse.
En revanche la mort de Tachos ou Teos ne relève pas du suicide. Le deuxième souverain de la XXXe dynastie, obligé de se réfugier en Perse après sa défaite contre la dynastie achéménide, semble avoir pâti d’un régime inapproprié. La mort de Téos, en raison d’un régime alimentaire inadapté, emprunté aux Perses, va dans le sens de la critique formulée par les grecs à l’égard de la « gastrôlatrie perse », considérée comme un signe de mollesse orientale (Aufrère, 297).
Conclusion
On voit donc, à travers l’analyse diachronique du suicide, la transformation de la conception traditionnelle du suicide sous l’influence grecque. Maudit à une époque ancienne, fortement associée à la religion et à la magie, il prend, sous l’influence grecque, une autre signification : la conception traditionnelle s’estompe et une modification fondamentale semble s’opérer : le suicide qui est infâmant selon la culture traditionnelle propre à l’Egypte devient une façon d’exalter la figure d’un personnage. On voit très bien, à travers l’exemple du suicide, les divergences qui existent entre les mythes et l’histoire, qui constituent la trame du livre.
Valérie Faranton, Université d’Arras
[1] Éditions Pages du monde, Paris, 2010, 368 pages. ISBN 978-291586-31-2. Compte rendu sur le site de Catholicae disputationes, le 2 avril 2010.
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