Le premier, c’est le Diplôme d’Etudes Supérieures qu’il a fait sur Plotin et Saint Augustin avec tout le talent et les connaissances que nous lui connaissons ; il suffit de lire les titres très éloquents de ce travail comme par exemple Métaphysique Chrétienne et Néoplatonisme pour en être convaincu.
Le deuxième c’est le rideau du théâtre Antoine à Paris qui nous dévoile l’œuvre de Dostoïevski Les Possédés adaptée par Camus pour le théâtre en 1959 (là où Jean Paul Sartre mettait en scène ses pièces). Son passé d’honnête résistant se retrouve dans son écriture où il ne cherche pas à dissimuler ses idées derrière la fiction littéraire ou une rhétorique pompeuse et mensongère.
Il n’a pas cherché à créer un réservoir d’illusions pour ceux qui refusent de voir la réalité telle qu’elle est. Sa mort brutale en 1960, deux années avant la tragédie de 1962, aura privé la communauté chrétienne et musulmane d’Algérie d’un honnête homme qui au fond cherchait ce qui pouvait rassembler les hommes, comme nous allons le montrer dans La Chute. Il n’a pas non plus, nous le verrons, cherché à instrumentaliser la religion. C’était un vrai chercheur de Dieu dont la réflexion était profonde. Il mérite un hommage particulier pour la profondeur de ses analyses très fines de la psychologie humaine où il nous révèle sa quête pour la vérité.
Les titres qu’il a donnés à ses œuvres n’annoncent-elles pas le chaos dans lequel notre monde moderne est entré : La Peste, la Révolte Historique, Création et Liberté, La Révolte métaphysique, l’exil et le royaume, La Chute ?
La culpabilité et le sentiment de l’absurde chez Camus. Le Péché Originel et la Rédemption.
Dans ce dernier roman d’Albert Camus, le héros, J.-B. Clamence découvre un soir qu’il n’est plus en accord avec sa conscience. Alors qu’il traversait le Pont des Arts, il a entendu des rires sarcastiques qui semblaient le juger. Déstabilisé en quelque sorte il se met à penser à un autre événement de sa vie, auquel il n’avait pas prêté assez d’attention à ce moment : témoin du suicide d’une jeune femme qui se jetait dans la Seine, il avait continué sa route sans intervenir. Assailli brutalement par la réminiscence de sa mémoire la conscience de Clamence s’éveille, et dès cet instant le personnage ressent le vide de son existence. Autre manière pour Camus de définir le sentiment de l’absurde. Alors qu’il croyait avoir mené jusqu’ici une vie exemplaire, J.-B. Clamence découvre au fond de lui un sentiment de culpabilité insupportable. Engagé par sa profession d’avocat dans la société parisienne, reconnu et estimé des autres, grand séducteur de femmes, Clamence joue un double jeu, celui du mensonge et de l’hypocrisie. Il comprend que tout le mal dont il est responsable n’échappera pas au jugement de ses semblables. Le poids de la faute qui entrave l’homme n’est pas sans nous rappeler le péché originel et la chute d’Adam et Eve chassés du paradis terrestre et condamnés à vivre séparés de Dieu, marqués à jamais du sceau de la culpabilité de ce premier péché. Le personnage de Camus se pose une question essentielle : Comment peut-on assumer sa culpabilité dans une société mensongère coupée de Dieu ?
Si Dieu n’existe pas, pourquoi faudrait-il craindre le jugement dernier, alors que nos actes sont constamment jugés par les autres ? « J’ai connu ce qu’il y a de pire, qui est le jugement des hommes. » Pourquoi faudrait-il espérer que les hommes responsables du mal puissent changer et trouver un nouvel ordre du monde où l’on serait en harmonie avec sa conscience ? « Dieu n’est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes. » L’homme est obligé de vivre avec cette culpabilité qui nie l’innocence, et la crucifixion du Christ démontre bien qu’ « il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu’il vive. C’est pourquoi le crime trouve toujours des avocats et l’innocence parfois, seulement » et « nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. » Telle est la profession de foi de Clamence. L’animal innocent que les prêtres antiques sacrifiaient pour apaiser la colère des dieux, ou le pharmacos qu’on jetait dans le désert exprimaient déjà ce besoin chez l’homme de trouver un coupable. Saint-Paul annonce ainsi la venue du Christ :
« Saint, innocent, immaculé, séparé désormais des pécheurs, élevé plus haut que les cieux, qui ne soit pas journellement dans la nécessité, comme les grands prêtres, d’offrir des victimes d’abord pour ses propres péchés, ensuite pour ceux du peuple, car cela, il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même. » (1)
(1) – St. Paul, He. 6, 26-28.
Pour Clamence, nul homme n’est totalement innocent. Sa réflexion se porte sur le Christ,« l’autre », celui à qui nous avons fait porter la responsabilité du massacre des innocents, afin que le seul qui fût épargné puisse « blanchir » l’innocence en souffrant sur la croix. Pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. » Clamence se représente un Christ homme à part entière, souffrant nuit et jour d’une innocente culpabilité. Puis il explique qu’en tant qu’homme il aurait fallu être surhumain pour continuer à vivre en portant toute la détresse du peuple de Judée. D’où l’explication que sa mission achevée au bout de trois ans de vie publique ne pouvait le conduire qu’à une mort résolument acceptée, sa souffrance tenant lieu de partage. « Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où peut-être, il serait soutenu. » Le Christ mort, « il nous a laissés seuls », laissant les hommes condamner leurs semblables. Clamence fait allusion à la façon dont a été exploitée la croix. « Et puis il est parti pour toujours, les laissant juger et condamner, le pardon à la bouche et la sentence au cœur. » Le symbole de la croix est devenu une abstraction qui laisse indifférent : « Ils condamnent, ils n’absolvent personne. Au nom du Seigneur, voilà ton compte. ». L’homme ne peut pas accepter d’être jugé par ses semblables puisque « nous sommes tous juges, nous sommes tous coupables les uns devant les autres, tous christs à notre vilaine manière, un à un crucifiés, et toujours sans savoir. » Dans ce monde sans transcendance, les juges pullulent, les faux prophètes et les guérisseurs accourent pour « arriver avec une bonne loi, ou une organisation impeccable, avant que la terre ne soit déserte. » Loin de vouloir se corriger, Clamence veut trouver sa propre loi : puis que l’homme ne peut être délivré de ses fautes, peut-être peut-on imaginer un stratagème qui l’aide à alléger le poids de cette culpabilité qui est en lui ? Quelle est cette loi dont il parle, et qui amènerait l’homme à accepter la nécessité de son jugement ? « Celui qui adhère à une loi ne craint pas le jugement qui le replace dans un ordre auquel il croit. Mais le plus haut des tourments humains est d’être jugé sans loi. » Retiré à Amsterdam, la ville dont les canaux rappellent curieusement les cercles de l’enfer de Dante, Clamence tel un ange déchu va enfin trouver un sens à cette culpabilité qui l’opprime : elle va devenir l’instrument sur lequel il pourra moduler, d’une façon peu fiable, la confession de ses fautes. Afin qu’elles soient moins lourdes à supporter, il va les confesser – ce mot n’est pas employé par Camus – à un interlocuteur, de manière que l’autre s’engage et prenne parti, reconnaissant dans ce qu’il dit la part de mal qui est aussi en lui. Ainsi, en donnant à sa propre culpabilité une dimension universelle, il n’est plus seul à l’assumer et ce stratagème lui laisse la supériorité de juger son semblable. Il se dit exercer maintenant le métier de juge-pénitent, non pour corriger ses fautes et se corriger, mais pour amener les autres à se juger eux-mêmes. Tel un faux-prophète – clamans in deserto – « prophète vide pour temps médiocres », il prêche dans un monde sans Dieu, et se croit porteur d’une vérité : « Elie sans messie, le doigt levé vers un ciel bas, couvrant d’imprécations des hommes sans loi qui ne peuvent supporter aucun jugement », il se présente comme une figure inversée du Christ : Je suis la fin et le commencement, j’annonce la loi. Bref, je suis juge-pénitent. » A l’inverse d’un christ venu sauver le monde et le libérer du péché, Clamence interroge la conscience de ses semblables et extirpe d’elle ce qui peut faire l’objet d’un jugement. Ainsi le pénitent que l’on croit confesser ses fautes assiste à la chute des autres qu’il est en mesure de juger à son tour. Ainsi il lui est moins pénible d’assumer sa culpabilité.
Mais la solution que Clamence a trouvée pour gérer le sentiment de l’absurde dans un monde privé de Dieu ne peut libérer l’homme de la faute originelle. Il ne s’agit que d’un subterfuge dont les limites humaines ne suffisent pas pour donner à l’homme un sens à son existence. La question a déjà été posée par Camus dans l’Etranger, quand Meursault, condamné à mort doit rencontrer l’aumônier. Celui-ci lui explique que sa faute a été condamnée par les hommes, mais qu’il existe une autre justice, la justice divine qui pardonne et relève l’homme :
« Je portais le poids d’un péché dont il me fallait me débarrasser. Selon lui, la justice des hommes n’était rien et la justice de Dieu tout. J’ai remarqué que c’était la première qui m’avait condamné. Il m’a répondu qu’elle n’avait pas, pour autant, lavé mon péché. Je lui ai dit que je ne savais pas ce qu’était un péché. On m’avait seulement appris que j’étais un coupable. J’étais coupable, je payais, on ne pouvait rien me demander de plus. » (1)
Meursault a été reconnu coupable et jugé par les hommes. Sa culpabilité prend fin avec sa vie sur terre et il ne lui vient pas à l’idée qu’il existe un dieu rédempteur. Lui aussi a le sentiment de vivre dans un monde absurde où aucun espoir n’est possible. Si Camus pose le problème des hommes indifférents à Dieu, c’est qu’il veut donner à l’homme une dimension plus héroïque, faisant de l’individu celui qui accepte courageusement sa condition humaine et l’assume jusqu’au bout. Meursault respecte la règle du jeu. Il est coupable, donc il doit payer. De même pour continuer à vivre, il faut que Clamence réussisse à assumer la responsabilité de ses fautes, dans le partage avec les autres. L’homme chez Camus n’a pas besoin du secours de Dieu. De même Le Christ a délibérément accepté sa mort après avoir accompli sa mission.
Quel est ce Christ malheureux dont nous parle Clamence, ce frère, cet ami qu’il respecte et qu’il aime ? Il en fait un homme choisi par Dieu pour « garantir l’innocence », un élu que ses parents avaient emmené en lieu sûr pour échapper au massacre des innocents dont il était la cause sans le vouloir, en fait un homme protégé car destiné à accomplir de grandes choses, comme changer l’ordre du monde ? Et il est parti, nous laissant seuls, « sachant à notre tour ce qu’il savait, mais incapables de faire ce qu’il a fait et de mourir comme lui. »
La vérité est que les hommes n’ont pas reconnu qu’il était le fils de Dieu. Reconnaître l’essence divine du Christ, c’est évidemment reconnaître l’existence de Dieu dans ce monde, et accepter l’idée d’une rédemption, qui viendrait libérer l’homme du poids du péché. Le Christ l’affirme lui-même quand il dit qu’il a été envoyé par son père. Il a consenti librement à « servir et donner sa vie en rançon pour la multitude ». (2)
Il est le serviteur juste qui doit purifier les autres de leurs fautes : « Le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s’accablant lui-même de leurs fautes. » (3)
(1) -A. Camus, L’Etranger, La Pléiade, pp. 1208-1209.
(2) – Marc, 10, 45.
(3) – Is. 53, 11.
Pourquoi imaginer alors que le Christ n’a pas cru à la valeur de son sacrifice, et qu’il aurait poussé ce cri « séditieux » : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (1) Il ne s’agit pas d’abord d’un cri de révolte, que l’évangéliste St. Luc aurait préféré censurer, comme le dit Clamence. Par la bouche du Christ retentissent tous les cris de la détresse humaine, les cris du juste Abel (2), les pleurs de Rachel (3), dans un monde où l’espoir n’est plus permis. Ayant consenti librement à se charger de tous les péchés du monde, le Christ ressent pour la première fois les atteintes de la séparation spirituelle d’avec son Père, il s’est substitué en cette minute au pécheur, et transforme son cri de détresse en prière, celle du Psaume 22. Il s’agit pour Camus d’un choix qu’il laisse faire à Clamence, afin de mieux démontrer peut-être l’absurdité de notre condition d’homme sans Dieu.
Pour Camus, le Christ n’est pas un surhomme. Ne pouvant supporter son innocente culpabilité il n’a pas voulu continuer à vivre. Il en fait un homme seul, délaissé de tous et de Dieu, après avoir accompli sa mission. La Croix montre au contraire la victoire sur toutes les peurs et elle assure, après la résurrection du Christ la rédemption qui lave du péché. Le Christ n’a pas à lutter pour échapper à sa condition humaine, puisqu’il est le fils de Dieu.
« Sûrement, cet homme était un juste » (4)
« Vraiment, cet homme était le fils de Dieu ! » (6)
L’innocence du Christ et sa nature divine se manifestent enfin aux yeux des hommes quand ceux-ci deviennent témoins des événements surnaturels qui suivirent sa mort. Camus ne fait pas allusion à ces paroles qui donnent le sens attendu au sacrifice de la croix en en faisant un instrument de rédemption pour les hommes esclaves du péché.
Isabelle Duve.
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