lundi 1 mars 2010

Le dixneuviémisme révélé par le dogme de l’infaillibilité pontificale


Philippe Muray
Le 19e siècle à travers les âges
Pages 302 à 304
(en vente dans notre rubrique "Lectures proposées")

L’infaillibilité pontificale aussi, Zola la recevra en plein estomac et ça donnera Rome. Ça donnera Le Pape pour Hugo dans le rêve d’effacer l’autre Pape, celui de Maistre. Il faut les voir, tous, hallucinés, eux qui triomphaient. Extrêmement perturbés par les initiatives invraisemblables d’une Église qui n’arrête pas de remonter de ses catacombes pour parasiter le cours normal du progrès. L’Église est devenue à partir de là une sorte de Sphinx évidemment répulsif auquel il faut apporter très vite des réponses dans l’espoir de le voir se reprécipiter dans l’abîme.
La plus grosse énigme, la plus pénible, c’est sûrement quand même l’infaillibilité. Qui pourrait se résumer ainsi :
Qui est-ce qui se trompe le matin, qui se trompe à midi et qui se trompe encore le soir ?
Réponse : en tout cas pas le pape.

Je l’ai déjà dit, l’infaillibilité c’est la définition en creux des êtres parlants comme actes manqués. Ici encore, d’ailleurs, l’Église se montre excellente historienne de son époque et même visionnaire pour les temps à venir où on va voir les hommes et les femmes de plus en plus se prendre pour des infaillibilités pontificales personnelles et spontanées tout en s’intéressant de plus en plus à leurs petits actes manqués visibles et locaux en bons profiteurs de la psychanalyse sans peine, et ne jamais se demander si ce ne serait pas plutôt globalement qu’ils seraient des lapsus, des échecs, des ratés de la parole ou de la mémoire … l’humilité n’est pas le défaut principal de l’existant actuel, de l’explorateur de sa propre infaillibilité pontifiante. Il y aussi l’infaillibilité de masse. Enfin, tout le monde parle plus ou moins ex cathedra, c’est ainsi.
Quoi qu’il en soit, l’acte manqué, l’atto mancato, le Fehlleistung, est placé en analyse par le dogme de l’infaillibilité pontificale. Qui voit et interprète très lucidement la faillibilité pondérale générale.
C’et tout un roman, l’histoire de la promulgation de ce dogme. Avec un long prologue qui remonte jusqu’aux premières procédures d’élection de l’évêque de Rome. L’Église n’a jamais erré. Peut-on dire la même chose du pape ? Quand on songe à la série noire de criminels, de fous et d’athées proclamés qui s’assirent sur le trône de Saint-Pierre, on mesure encore mieux le culot divin de Pie IX répondant oui à cette question en plein 19e
Quant à l’événement lui-même, il y a quelqu’un qui le raconte admirablement c’est Joyce dans une nouvelle de Dubliners, La Grâce :
« Dites-moi, Martin, dit-il. N’est-il pas vrai que certains papes – bien sûr, pas l’homme d’aujourd’hui, ni son prédécesseur, mais quelques-uns des anciens papes – n’étaient pas tout à fait … vous savez … à la hauteur ? »
Il y eut un silence. Mr Cunningham dit :
« Oh bien sûr, il y en a eu qui ne valaient pas cher … Mais la chose étonnante, c’est ceci : pas un seul d’entre eux, fût-il le dernier des ivrognes, le … pire des coquins, pas un seul d’entre eux n’a jamais prêché ex cathedra une seule parole qui fût de fausse doctrine. Alors, est-ce que ce n’est pas quelque chose d’étonnant ?
-   C’et vrai, dit Mr Kernan.
-   Oui, parce que lorsque le pape parle ex cathedra, expliqua Mr Fogarty, il est infaillible.
-   Oui, dit Mr Cunningham.
-   Oh, je sais, l’infaillibilité du pape. Je me souviens, j’étais plus jeune à l’époque …
(…)
-   L’infaillibilité pontificale, dit Mr Cunningham, cela a donné lieu à la scène la plus grandiose de toute l’histoire de l’Église.
-   Comment cela, Martin ? demanda Mr Power.
Mr Cunningham leva deux gros doigts.
-   Dans le sacré collège, vous savez, des cardinaux et archevêques et évêques, deux hommes maintenaient leur opposition tandis que les autres étaient tout à fait favorables. Le conclave, tout entier était unanime à l’exception de ces deux-là. Non ! Ils ne voulaient pas en entendre parler !
-   Ha ! fit Mr M’Coy.
-   Et c’était un cardinal allemand du nom de Dolling … ou Dowling … ou …
-   Dowling n’était pas allemand, je vous en fiche mon billet, dit Mr Power en riant.
(…)
-   Ils étaient donc là à discuter ferme, tous les cardinaux et évêques et archevêques venus de tous les coins de la terre, et ces deux-là se débattaient comme des diables en bénitier jusqu’au moment où le pape lui-même finit par se lever et proclama ex cathedra l’infaillibilité dogme de l’Église. À ce moment précis John MacHale, qui n’avait cessé d’opposer argument sur argument, se leva et rugit comme un lion : Credo !
-   Je crois ! dit Mr Fogarty.
-   Credo ! dit Mr Cunningham. Cela montrait la foi qu’il avait. Il a fait soumission dès l’instant où le pape a parlé.
-   Et Dowling ? demanda Mr M’Coy.
-   Le cardinal allemand ne voulut pas se soumettre. Il quitta l’Église. »
En 1906, Joyce qui est à Rome consulte des documents et complète l’histoire dans une lettre à son frère : « Lors de la proclamation du dogme, le pape demanda : « Ça va, messieurs ? » Tous dirent Placet mais deux s’écrièrent : Non placet. Alors le pape : « Allez vous faire foutre ! Embrassez mon cul ! Je suis infaillible ! »
Le dogme de l’infaillibilité a ceci de bon qu’il déclenche non plus seulement à l’extérieur mais à l’intérieur même de l’Église le réflexe dixneuviémiste horrifié. L’éruption de boutons. Voilà soudain le 19e sous des noms de prélats. La même chose en pourpre et violet. Le 19e protestant de son innocence pour empêcher l’inondation d’infaillibilité qui noierait son innocence. Il y a des curés qui se révoltent en public, d’autres qui rompent silencieusement, d’autres qui argumenteront jusqu’à leur dernier souffle en accumulant les arguments logiques irréfutables et qui mourront en ayant raison. Le pape voit tout ça monter vers lui comme des noyés à l’assaut d’un radeau. L’évêque de Dijon à qui Pie IX dit : « je suis infaillible » et qui répond : « je l’ai toujours cru et enseigné … sous certaines conditions. » Dupanloup qui le supplie de renoncer au dogme pour empêcher le schisme et calmer l’orage : « Vous en tirerez une gloire inouïe dans les siècles des siècles. » « Mi prendre per un ragazzo ? » répond le pape en riant. D’autres qui racontent qu’il est devenu fou, qu’il ne va pas bien du tout, a des visions … Clinique de la folie papale. La Vierge, raconte-t-on, lui est apparue :
-   Vous êtes immaculée, lui a dit le pape.
-   Vous êtes infaillible, a-t-elle répondu.

(…)

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