Quelques remarques sur le barbare à l’époque hittite et en Grèce ancienne
La thèse : à l’époque hittite le barbare est celui qui pratique l’inceste. Chez les Grecs on ajoute un certain nombre de caractéristiques secondaires à cet élément de base qui peut remonter au monde indo-européen.
Les barbares chez les Hittites
Pour les Hittites la prohibition de l’inceste définit la civilisation. Suppiluliuma I (1350-1319) ou son scribe définit l’inceste par le terme dampupi, qu’on peut traduire par « barbare, sauvage ». Selon le texte du Traité entre Suppiluliuma et Haqquna de Hayasa, Huqana pratique l’inceste parce qu’il est originaire de Hayasa[i]. Les habitants de Hayasa, qui sont des barbares, pratiquent l’inceste[ii]. On trouve la même thématique chez les Grecs. L’inceste y est considéré comme une marque de barbarie. Ainsi dans un passage bien connu d’Andromaque, Euripide écrit : « Toute la race des barbares est ainsi faite. Le père y couche avec la fille, le fils avec la mère, la sœur avec le frère »[iii].
Inversement les Hittites, qui sont des gens civilisés, ont prohibé l’inceste et exerce une violente répression à l’égard de ceux qui s’y livreraient. Ainsi pour les Hittites l’interdiction de l’inceste définit la civilisation. Celui qui pratique l’inceste est un barbare, un dampupi, littéralement un individu « inexpérimenté », un être frustre qui ne connaît pas les usages de la civilisation, mais qui est capable d’éducation et d’intégration. Les conséquences de l’inceste sont évoquées succinctement dans le traité. Le pays barbare pratiquant l’inceste est en proie aux troubles et à l’agitation (zahhan). En revanche, l’adultère et le viol n’entrent pas dans la catégorie des hurkel et ne sont pas non plus désignés par un terme spécifique, à l’exception de la concupiscence qui se porterait sur les femmes du palais. Cette limite qui définit le cadre au-delà duquel l’homme cesse d’être un civilisé, est de nature religieuse. Les contrevenants s’exposent à la punition divine. L’inceste est considéré comme ce qui n’est pas permis natta ara. Watkins a montré que l’expression hittite natta ara était équivalente du grec ouk osia « il n’est pas permis ». Le termeosia concerne les normes de la religion et de la morale, et définit ce qui est permis, ce qui est juste, ce qui est conforme aux lois divines, et s’oppose au to adikion « ce qui est injuste »[iv].
D’où l’idée que l’inceste, qui est considéré dans le Traité de Suppiluliuma et de Huqqanacomme natta ara, est chez les Hittites un crime fondamentalement religieux. Les termes ikibbu et NIG.GÍG, qui sont équivalents en akkadien et en sumérien, interdisent différentes actions sexuelles et sont employés dans un contexte religieux.
La question suivante est celle-ci. Les Gasgas qui sont les « ennemis héréditaires » des Hittites, sont considérés par eux comme de barbares ?
Les Gasgas. Nous reprenons ici en partie les analyses de Jacques Freu[v].
Dans la lettre Mşt 75/47 le roi cite le courrier que lui avaient adressé Hulla, Kaššu et Zilapiya, les trois responsables militaires du district de Tapikka, absents de la région lors de l’envoi de cette correspondance : « Alors que nous étions à Œattuša, nous avons appris que les Gasgas ont pris du bétail et coupé les routes » (HBM 17 : 5-8). Ils ajoutaient que l’un de leurs subordonnés avait envoyé des guetteurs (šapašalli) surveiller les mouvements de l’ennemi (et de ses « espions ») qui menaçait la ville de Marišta (ibid : 15-20).
Le pillage des récoltes et le rapt du bétail sont les craintes exprimées le plus fréquemment par le souverain qui ne cesse de donner des ordres en conséquence, comme dans le cas de l’attaque de nuit menée par deux groupes de 600 et de 400 Gasgas qui avait abouti à un tel désastre à Kašipura (HBM 25)[vi]. Une invasion de sauterelles ayant détruit les récoltes des Gasgas des précautions devaient être prises autour de la même localité pour empêcher les Gasgas de venir enlever celles du district[vii]. Un domaine de la reine, à Kappušiya, n’avait pas été épargné. Les Gasgas s’y étaient emparé de 30 têtes de bétail et de 10 hommes[viii], etc.
Pour faire face à cette situation le Grand Roi, Tuthaliya III, le gouverneur (BĒL.MADGALTI) Himuili et les commandants des troupes, Hulla, Kaššu (UGULA NIMGIR.ERÍN.MEŠ, « commandant des hérauts militaires » selon Beal)[ix], et d’autres, organisent les concentrations et les mouvements des troupes en fonction des menaces et disposent d’un important « service de renseignements » dont les « guetteurs » (ou espions, šapašalli) sont le fer de lance. Les points d’appui hittite au nord et au nord-est de Hattuša, forteresses ou chefs-lieux de districts, sont dominés par des zones montagneuses d’où l’ennemi peut surgir à tout instant et attaquer à revers les troupes en mouvement. Kaššu a été surpris de cette façon par les Gasgas qui lui ont pris 40 bovins et 100 moutons. Le commandant hittite dit les avoir poursuivis et leur avoir tué ou fait prisonniers 16 hommes[x].
Le grand Roi était particulièrement attentif à la « soumission » de chefs de clans ou de tribus et aux ralliements en masse de populations gasgas désireuses de conclure des accords de bon voisinage comparables à ceux dont on a conservé le texte. Un certain Marruwa ayant « capitulé », le roi hittite menace Kaššu des pires sanctions (être aveuglé sur-le-champ) s’il ne lui expédie pas sans attendre le personnage, appelé d’abord « l’homme de Himuwa » (Mşt 75-45 ; 3-4), puis « l’homme de Gagadduwa (Mşt 75/69 : 8-9)[xi]. Himuwa faisait partie des cités tombées aux mains de l’ennemi énumérées par la prière d’Arnuwanda et d’Ašmunikal. Elle était de nouveau contrôlée par les Hittites sous le règne de leur successeur. Un bon exemple de ces ralliements en nombre est fourni par la lettre Mşt 75/112: 17-32. Kaššu a averti le roi, qui répète ses paroles dans sa réponse, que les Gasgas de la région d’Ishupitta sont venus « en masse » demander la paix et qu’il les lui a envoyés[xii], ce qui n’a pas empêché d’autres gasgas de l’attaquer dans les environs de cette bourgade.
Les textes de Maşat rapportent le cas de prisonniers faits par les Hittites au cours de combats et déportés en tant que « captifs », NAM.RA.MEŠ (arnuwala). Il apparaît que nombre d’entre eux étaient aveuglés et confinés à des tâches serviles. Parmi les personnes énumérées par la liste HKM 102[xiii] il est précisé qu’un dénommé Taniti (de Taggašta) n’a pas été aveuglé et que sa rançon sera éventuellement de « deux garçons otages et un homme ». Il s’agissait sans doute d’un « notable » gasga dont on attendait qu’il soit racheté.
Pihina (de Kuruptašša) qui a été aveuglé, sera, quant à lui, échangé contre deux femmes et trois bovins. Une large proportion des NAM.RA.MEŠ mentionnés en HKM 102 a subi ce traitement dont il est difficile de dire s’il était réservé aux Gasgas et destiné à semer la terreur parmi eux[xiv].
Il est possible que la tablette Mşt 75/113 ait fait partie du lot le plus récent des lettres parvenues à Tapikka. Un dignitaire nommé Adad-bēli avait averti le roi que l’ennemi avait attaqué « en masse » en deux points de la frontière. Une colonne l’avait franchie à Ištaruwa et une autre à Zišpa. Les Gasgas s’étaient dirigés ensuite vers le mont Šakkadunuwa qui dominait la région de Tapikka et le commandant hittite avait envoyé ses guetteurs sur le mont Happiduini pour surveiller la marche de l’ennemi et ramener les troupeaux à Tapikka quand la route serait libre[xv]. Les montagnards s’infiltraient facilement en empruntant les sentiers de la montagne pour tourner les forteresses hittites. A la fin du règne Tapikka est tombée aux mains des Gasgas et a été détruite. Le sceau du roi Tuthaliya III est resté imprimé sur des fragments de tablette que les archéologues ont mis à jour lors des fouilles de Maşat Höyük. Cette catastrophe a été vraisemblablement l’un des épisodes de ce que l’on a appelé « l’invasion concentrique » qui, si l’on en croit un « décret » de Hattušili III, a permis aux ennemis du Hatti d’envahir son territoire à partir de tous les horizons : « Autrefois le pays hittite fut saccagé par les pays étrangers. L’ennemi gasga vint et saccagea les pays hittites et fit de Nenašša (Nanessos) sa frontière. En direction du Bas-Pays vint l’ennemi d’Arzawa et lui aussi saccagea les pays hittites et fit de Tuwananna (Tyane) et Uda (Hydé) sa frontière. De loin l’ennemi d’Arawanna vint et saccagea tout le pays de Kaššiya (région d’Ankara). De loin l’ennemi d’Azzi (= Hayaša) vint et saccagea tout le Haut-Pays et fit de Šamuha sa frontière. L’ennemi d’Išuwa vint et saccagea le pays de Tegarama (assyrien Til Garimmu, turc Gürün). De loin l’ennemi d’Armatana vint et saccagea les pays hittites et fit de Kizzuwatna (Kummani) sa frontière. Et la cité de Hattuša fut livrée aux flammes…seule la maison hešti de…échappa »[xvi].
Bien que le texte ne le dise pas il est certain que ce sont les Gasgas, venus du nord et les plus proches de la capitale qui ont brûlé Hattuša. Il est aussi probable que cette grave crise qui a menacé la vie du royaume a été le prétexte du coup d’état qui a fait de Šuppiluliuma l’héritier du trône et l’agent du redressement du Hatti.
Ces différents textes montrent que la lutte entre les Hittites et les Gasgas a été endémique. Le textes révèlent que les Gasgas commettent des crimes abominables. Ils s’attaquent notamment aux biens des dieux et respectent pas leurs serments. Mais en aucun cas il ne sont accusés de pratiquer l’inceste, comme c’est le cas des habitants de Hayasa. Ils ne sont donc jamais considérés comme des barbares. Par ailleurs les habitants de Hayasa qui pratiquent l’inceste peuvent être intégrés, civilisés. Cette constatation suggère que la barbarie relève pour les Hittites de comportements sexuels incesteux.
Ni dans le cas des Gasgas ni dans le cas des habitants de Hayasa il n’est fait allusion au langage utilisé.
Les critères utilisés pour définir le barbare sont à la fois analogues, à la fois différents.
Critère commun. L’inceste. L’inceste y est considéré comme une marque de barbarie. Ainsi dans un passage bien connu d’Andromaque, Euripide écrit : « Toute la race des barbares est ainsi faite. Le père y couche avec la fille, le fils avec la mère, la sœur avec le frère »[xvii].
Homère évoque « les Cariens à la voix barbare ». (Iliade chant 1)
Il évoque Héphaistos qui est allé à Lemnos, chez les Sintiens au langage barbare » (Odyssée, chant 8).
Chez Eschyle, le choeur les vieillards perses supplient Darius en
ces termes : « Le Roi égal aux Dieux m’entend-il pousser en langue barbare
mille cris divers, amers, lamentables ? Je crie vers lui mes plaintes lugubres. »
Le barbare est celui qui pratique une langue inaudible. C’est celui qui dit « br, br » d’où l’origine du mot. Les plus vielles civilisations sont dites barbares. Par exemple les Perses ou les Egyptiens, tout autant que les peuples primitifs comme les Thraces. Par opposition, les Grecs forment une unité linguistique. Pour un Grec, l’humanité se divise nettement en deux groupes, le monde grec et le monde barbare. Le terme « barbare » ne signifie rien d’autre que non grec. Strabon au 1e siècle souligne l’évolution du terme (Géographie XIV). Une fois l'habitude prise de qualifier ainsi de barbares tous les gens à prononciation lourde et empâtée, les idiomes étrangers, j'entends ceux des peuples non grecs, ayant paru autant de prononciations vicieuses, on appliqua à ceux qui les parlaient cette même qualification de barbares, d'abord comme un sobriquet injurieux, puis abusivement comme un véritable nom ethnique pouvant dans sa généralité être opposé au nom d'Hellènes ». Des pratiques religieuses différentes des coutumes étranges. L’Oriental mange des choses insolites, s’habille comme une femme, a des pratiques sexuelles qui le ravalent au rang des animaux, se prend pour un dieu mais se conduit comme une bête. Le barbare n’est pas tout à fait un homme. Selon Aristote dans la Politique « Esclave et barbare, c’est par essence la même chose », affirme Aristote dans La Politique. Le Barbare n’appartient pas à une cité, il n’est pas soumis à des lois qu’il s’est données. Éleveur, il est rarement capable de cultiver la terre, « il ne connaît ni le blé ni la vigne », présent précieux de Dionysos. Il n’est pas hospitalier, et parfois même le voyageur égaré sur son territoire le découvre, trop tard, anthropophage[xviii] !
Des peuples qui ne connaissent pas la liberté. A l‘époque des guerres médique le terme est utilisé pour désigner les adversaires des Grecs. Le mot grec barbaros réfère à tous les non-Grecs sans culture, sans liberté, indignes de la citoyenneté. Cependant le discours est moins net qu’il en a l’air. Violaine Sebillotte écrit à ce sujet : « Le point de vue d’Hérodote sur les guerres médiques, et particulièrement la bataille de Salamine en 480 avant notre ère, n’est pas totalement conforme à la bipolarisation grec/barbare, qui organise et hiérarchise les individus et les groupes vivant autour de la Méditerranée à l’époque classique. En effet Hérodote est un métis d’Halicarnasse en Asie mineure, et il s’amuse plutôt à décrire dans cet engagement naval la provocation d’Artémisia, reine de sa cité en 480. Celle-ci, également métissée, prouve qu’une cité grecque peut être dirigée par une femme, y compris à la guerre. Artémisia, particulièrement avisée, se conduit certes de façon déloyale mais avec une adresse telle que les dieux semblent avec elle. En adoptant le point de vue du métissage, celui d’Hérodote, il s’agit ici de montrer que l’épisode ne valide ni ne renverse la hiérarchie grec/barbare mais révèle les résistances d’une autre réalité grecque, celle d’un monde mélangé, où les femmes ne sont pas toujours soumises aux hommes suivant les critères de l’Athènes du ve siècle Artémisia, Violaine Sebillotte, « Hérodote et Artémisia d’Halicarnasse »,Clio, n°27-2008, Amériques métisses, p.15-33.
Conclusion. Le terme barbare à l’époque grecque semble recouvrir des réalités beaucoup plus diverses qu’à l’époque hittite où les critères de langue et d’identité culturelle n’apparaissent pas. Il traduit manifestement une exaltation de soi-même étonnant de la part d’un peuple qu’on présente comme étant l’inventeur de la démocratie. Le barbare ne peut pas être intégré. A cet égard on rappellera que l’initiative de Périclès en 451, la citoyenneté fut restreinte à ceux dont le père était citoyen et la mère fille de citoyen athénien. Inversement la civilisation hittite semble beaucoup plus ouverte aux civilisations extérieures, persuadée que le barbare peut et abandonner l’inceste considéré comme la marque de la barbarie. Comme le souligne J. Freu[xix] : « Les Hittites n’ont jamais manifesté de sentiments d’hostilité de caractère ethnique ou religieux à l’égard des autres peuples » A cet égard on se rappellera que les Hittites tout en conservant leur langue indo-européenne ont accepté les échanges culturels et linguistiques avec les autres peuples. Seules les pratiques sexuelles « hors norme » les ont amenés à des désigner d’autres peuples comme des « barbares ».
Michel Mazoyer
Université de Paris 1
[i] Hayasa est situé dans la Haute vallée de l’Euphrate. Le Traité a été signé au début du règne de Suppiluliuma (Freu, dans Freu et Mazoyer, Les débuts du nouvel empire hittite, Kubaba, Paris, 2007, p. 216-218.
[ii] Mazoyer, « Sexualité et barbarie chez les Hittites », Barbares et civilisés dans l’Antiquité, Cahiers Kubaba, 143-151.
[iii] V. 173-175, cités par Wilgaux « Inceste et barbarie en Grèce ancienne », Barbares et civilisés dans l’Antiquité, Cahiers Kubaba, p.267.
[iv] Watkins, « La désignation indo-européenne du tabou », in Selected Writings, vol. 2, pp.24-25. Dans le monde grec peuvent être considérés comme criminel, outre l’inceste (mal défini), les adultères, une union sexuelle qui se déroule dans un sanctuaire, un amour monstrueux pour un animal, toute union non autorisée par une divinité (Wilgaux, loc.cit, 268).
[v] Freu, « Les barbares gasgas et le royaume hittite », Barbares et civilisés dans l’Antiquité, Cahiers Kubaba, p.61-99 (Barbares et civilisés dans l’Antiquité infra).
[vi] Alp, Hethitische Briefe auf Maşat Höyük, Ankara, 164-165 (HBM 25) ; 173-175 (HBM 31) ; 200-203 (HBM 46) ; etc.
[vii] Alp, ibid. 148-152 (HBM 19).
[viii] Alp, ibid., 130-133 (HBM 8) ; Hoffner, « Middle Hittite Period » (Maşat Letters), The Context of the Scripture III, 2002, 47-48.
[ix] Beal, The organisation the Hittite Military, Heildelberg, TdH 20, 1992, 396-407.
[x] Alp, 1991, 134-137 (HBM 10) ; Hoffner, 2002, 48-49.
[xi] Alp, ibid, 138-141 (HBM 13 et 14) ; Hoffner, ibid., 49.
[xii] Alp, ibid., 134-135 ; Hoffner, ibid., 48-49 (HBM 10).
[xiii] Del Monte, « I testi amministrativi da Maşat Höyük, /Tapika », OAM 2, 1995, 103-111.
[xiv] Hoffner, 2002, 61-72, pp.65-68.
[xv] Alp, 1979, 29-35 ; 1991, 200-203 (HBM 46).
[xvi] KBo VI 28 : 6-15 ; Goetze, Kizzuwatna and the Problem of the Hittite Geography, New Haven, 1940, 21-26
[xvii] V. 173-175, cités par Wilgaux loc.cit., p.267.
[xviii] Voir http://www.historia.fr/content/recherche/article?id=26455
[xix] Freu, « Barbares et civilisés dans l’Antiquité », p.61.
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