dimanche 9 mai 2010

Controverse sur le mot "barbare"


Barbares et civilisés chez les auteurs romains du 1er s. av. J.-C.
Dans une lettre de 59 av. J.-C. adressée à son frère Quintus, gouverneur de la province d’Asie depuis deux ans, Cicéron écrit[1] :
« Attache-toi donc de tout ton cœur et avec toutes les ressources de ta volonté à gouverner selon les principes que tu as suivis jusqu’ici : aimer, protéger de toute manière, rendre aussi heureuses que possible les populations que le Sénat et le peuple romain ont placées sous ta loyale protection et remises en ton pouvoir. Si le tirage au sort t’avait désigné pour gouverner des Africains, des Espagnols ou des Gaulois, nations barbares et incultes, il n’en eût pas moins été de ton devoir d’homme civilisé de penser à leur bonheur, de te dévouer à leurs intérêts et à la protection de leurs existences. Mais quand les hommes placés sous nos ordres sont d’une race qui, non contente d’être civilisée, passe pour être le berceau de la civilisation, à coup sûr ils ont droit au premier chef à ce que nous leur rendions ce que nous avons reçu d’eux. Je ne rougirai pas de le dire, surtout quand ma vie et mes actes ne peuvent prêter au moindre soupçon d’indolence ou de légèreté : ce que nous sommes devenus, nous le devons à des études, à des sciences et des arts qui nous ont été transmis par les œuvres et les enseignements des Grecs. C’est pourquoi ici la loyale protection qui est due généralement à tous les peuples ne suffit pas : nous avons, semble-t-il, un devoir particulier envers la race des hommes que tu gouvernes : ils ont été nos précepteurs, il nous faut avoir à cœur de faire paraître, dans nos rapports avec eux, ce qu’ils nous ont appris »[2]
De ces quelques lignes se dégagent trois caractéristiques essentielles de la vision de l’étranger et de l’identité romaine au 1er s. av. J.-C. Le premier trait saillant de cette vision réside dans la distinction liminaire établie entre des peuples barbares –ici, les Africains, les Espagnols et les Gaulois- et des peuples non-barbares, c'est-à-dire civilisés. Pour Cicéron, il va de soi que l’humanité est divisée en ces deux catégories : selon les mots de P. Veyne, « comme les plantes, les hommes existent (…) sous deux formes : les uns vivent à l’état sauvage, les autres sont améliorés par la culture »[3]. Le deuxième point concerne la place particulière occupée par les Grecs dans cette vision de l’humanité : si la civilisation (humanitas) est, aux yeux de Cicéron, une civilisation gréco-romaine, cette civilisation a d’abord été exclusivement grecque. Les Romains apparaissent ainsi comme les disciples et les héritiers des « inventeurs » de la civilisation. Un dernier trait, enfin, plus proprement cicéronien, peut-être, que romain, mais qui n’est autre que l’expression d’une logique romaine poussée à l’extrême, consiste dans l’affirmation d’un devoir éthique envers l’ensemble des sujets de l’empire : qu’ils soient civilisés ou barbares, tous méritent, en vertu de leur commune appartenance au genre humain, la bienveillance de leurs maîtres romains –bienveillance que Cicéron voit, précisément, comme un témoignage éclatant de civilisation, humanitas.   

Par son caractère synthétique et prescriptif, la lettre à Quintus apparaît ainsi comme un point de départ idéal pour une réflexion plus générale sur la distinction entre barbares et civilisés chez les auteurs romains du 1er s. av. J.-C. Mais il convient d’abord de dire quelques mots sur la période elle-même. Pourquoi accorder une attention particulière au dernier siècle de la République ? Le 2ème s. av. J.-C., marqué par la pénétration de l’hellénisme à Rome, à la suite de la rapide conquête du monde grec, ne constitue-t-il pas, déjà, un moment important de remise en question de l’identité romaine et d’interrogation sur les rapports de Rome et des peuples conquis, tant grecs que barbares ? Il serait vain de le nier, mais, outre le fait que les sources disponibles pour le 2èmesiècle sont moins nombreuses et d’un maniement moins aisé que celles du siècle suivant, le 1ersiècle nous semble mériter une attention particulière pour deux raisons. D’abord parce que les questions qui se posent au 2ème siècle –qu’est-ce que la romanité ? l’extension de l’empire est-elle responsable de la crise identitaire et morale que traverse Rome ?- trouvent une résonance plus aiguë encore au siècle suivant.





[1] Sur cette lettre, cf. FERRARY (J.-L.), Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, Rome, BEFAR, 1988, p.511-516 ; MOATTI (C.), La Raison de Rome, Paris, Seuil, 1997, p.91-92 ; VEYNE (P.), « Humanitas : les Romains et les autres », L’homme romain,GIARDINA (A.) (éd.), Paris, Points-Seuil, 2002, p.437-478, notamment p.459-460.
[2] Quapropter incumbe toto animo et studio omni in eam rationem, qua adhuc usus es, ut eos, quos tuae fidei potestatique senatus populusque Romanus commisit et credidit, diligas et omni ratione tueare et esse quam beatissimos uelis. Quod si te sors Afris aut Hispanis aut Gallis praefecisset, immanibus ac barbaris nationibus, tamen esset humanitatis tuae consulere eorum commodis et utilitati salutique seruire ; cum uero ei generi hominum praesimus, non modo in quo ipso sit, sed etiam a quo ad alios peruenisse putetur humanitas, certe iis eam potissimum tribuere debemus, a quibus accepimus ; non enim me hoc iam dicere pudebit, praesertim in ea uita atque iis rebus gestis, in quibus non potest residere inertiae aut leuitatis ulla suscipio, nos ea, quae consecuti sumus iis studiis et artibus esse adeptos, quae sint nobis Graeciae monumentis disciplinisque tradita. Quare praeter communem fidem, quae omnibus debetur, praeterea nos isti hominum generi praecipue debere uidemur, ut, quorum praeceptis sumus eruditi, apud eos ipsos, quod ab iis didicerimus, uelimus expromere (ad Q. fr. I,1,27-28). (Les textes latins et grecs sont cités dans la traduction de la C.U.F.)
[3] VEYNE, art. cit., p.438.

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